« Je suis né avec un crayon à la main. J’ai dédié mon premier dessin à mon géniteur, parti de la maison trop tôt, me laissant seul avec maman. Tu penses bien que mes dessins étaient singuliers, des têtes déformées, des dents longues, des yeux exorbités, des cheveux hérissés, des joues creuses, ou trop rondes… Ma mère me disait toujours que les traits de mes personnages étaient trop anguleux, trop carrés, qu’il fallait que je fasse des courbes gracieuses, des ronds, des choses douces quoi! Mais moi, j’avais besoin de ces traits froids et grossiers pour exprimer ma colère contre ce père qui nous avait abandonné, maman et moi. Puis un jour contre ce gars qui semait la terreur à l’école, puis au lycée, contre ma prof de techno qui ricanait méchamment à la moindre erreur sans oublier de nous traiter de tous les noms.

Comment-pouvais-je radoucir les traits?

Et puis, un jour ma prof de techno m’a surpris entrain de dessiner pendant son cours. Les élèves ont rigolé et elle, elle a été émue. Elle m’a dit que c’est la première fois qu’elle voyait une caricature aussi expressive. Qui c’est qu’elle m’a demandé. vous, je lui ai répondu, en faisant du zèle parce que j’en avais marre quoi!. Elle a pleuré et elle a changé à mon égard, à l’égard de toute la classe d’ailleurs. Du tout au tout: moins absente, plus disponible, moins sarcastique, plus sympathique.

Moi, c’était la première fois que j’entendais le mot caricature. Pour moi, c’était juste des dessins, c’est tout. Je ne savais pas dessiner autrement en plus . Un peu comme ces écrivains qui te disent que leur plume est rose, à raconter des histoires d’amour et tout ça… ben moi, c’est pareil, je ne dessine pas, je caricature. Ou alors, je dessine en caricaturant. Tu vois? Et en plus,ce jour-là, j’ai pris conscience que mes dessins pouvaient faire bouger les choses.

Tu vois toute cette misère qui grandit à vue d’œil, pendant qu’il y en a qui s’en mettent plein les poches et qui te disent en te regardant droit dans les yeux qu ‘ils vont t’ aider, qu’ils vont améliorer ton quotidien… Tu vois toutes ces guerres de religion qui n’ont pas de sens… Tu y comprends quelque chose, toi? tu vois tous ces jeunes adultes là, parfois des surdiplômés à qui les politiques n’offrent rien et qui pointent au RSA… tu vois ces enfants qu’on a oublié dans leurs tours , livrés à eux même et qui  basculent dans la délinquance comme une sorte de fatalité… Tu vois la montée des extrêmes… Et cette chasse aux différences qui n’a pas de sens… Tu vois  toutes ces familles qui ont de plus en plus de mal à boucler leurs fins de mois… tu vois les restos du cœur de plus en plus bondés – Pauvre Coluche!, t’as pas remarqué qu’il y en a de plus en plus qui fouillent les poubelles? Il y en a eu un, un jour, qui a baissé les yeux quand il a remarqué que je l’observais. Moi j’ai pleuré. Puis, je suis rentré chez moi et j’ai dessiné contre cette société qui dysfonctionne. Qu’est-ce que tu voulais que je fasse d’autres? Le crayon a toujours été  ma seule arme.

Suis étonné quand on me dit que je me moque des gens et de leur croyance. Si tu voyais toutes les menaces que j’ai reçues…J’aime les gens moi! C’est ça le problème. Si je suis ici, c’est peut-être parce que je les aimais trop. Passionnément. Peut-être que j’aurai du adoucir les traits?

Tiens! Ça me fait penser à un truc: tu sais la dernière chose que j’ai faite quand ces deux p’tits  sont venus avec leurs armes à mon travail? Oui, oui t’as bien entendu des jeunots avec des armes, pauvres gosses!..Ils nous ont tiré d’ssus et moi, j’ai juste eu le temps de dessiner un cœur avec… mon sang avant…avant de m’en aller.-

– T’as fait ça, Charlie?

– J’te jure que c’est vrai, Sœur Emmanuelle. C’était bien la première fois que je disais je t’aime, de cette facon!  »

Nouvelle écrite un certain jour de janvier 2015.